28 Mar 2023
Thérapie et écriture

Cela fait 18 mois que je suis un homme de 78 ans que nous appellerons "J". La relation thérapeutique qui s’est nouée entre nous est particulièrement intéressante, tout comme l’utilisation de l’écriture pour rendre plus fluide l’expression de sa souffrance, notre compréhension mutuelle et l’efficacité de nos séances.

"J" m’a été adressé par un collègue psychiatre avec lequel je travaille très régulièrement. Les psys et "J", c’est une longue histoire, essentiellement une oscillation entre des psychiatres et des psychanalystes freudiens ou lacaniens au gré de ses épisodes dépressifs plus ou moins profonds et durables : séjours en clinique psy, suivi psychanalytique, traitement médicamenteux… En parallèle, il a mené une vie et une carrière professionnelle bien remplies, principalement en Vendée.

L’amorce du travail thérapeutique

"J" a 76 ans lorsqu’il découvre mon cabinet. C’est la première fois qu’il commence un travail avec un psychothérapeute, alors qu’il a suivi de nombreuses tranches de travail personnel en psychanalyse.

Cela fait désormais 18 mois, et il vient d’avoir 78 ans. Je me remémore la première fois qu’il a passé la porte de mon cabinet. Je me souviens de son air plutôt sombre, ne me regardant pas tout de suite. Les premières séances commencèrent souvent par un temps de silence de quelques minutes, sans échange visuel. Et malgré ce qui pouvait apparaître comme une absence de contact direct, je me suis senti rapidement en lien, en connexion avec "J".

Très vite, il m’a parlé de sa longue expérience en psychanalyse, de son besoin de reprendre un travail et que ce que lui avait dit le docteur "L" lui avait donné envie de "tenter l’expérience" avec la Gestalt. Par moments, il me demanda des précisions sur mon approche méthodologique, à d’autres il m’a dit qu’il avait saisi comment je travaillais et que cela lui convenait. 

Les autres moments de ces premières séances ont été consacrés essentiellement à une narration de son parcours de vie, notamment ses épisodes dépressifs, dont il me dira plus tard qu’il se sent plus être un grand angoissé qu’un dépressif. Un jour, il évoque son psychiatre parlant de bipolarité. Je ne m’arrête pas à ces éléments changeants liés au fait de nommer ou non sa souffrance psychique ; je sens que ce n’est pas important, pour l’instant, dans le travail que nous commençons tous les deux.

Tissage de la relation patient - thérapeute

Au-delà d’un contenu riche, je sens que la relation thérapeutique s’installe aussi sans les mots, dans cet espace que nous ouvrons et fermons ensemble chaque semaine comme un rituel bien huilé où j’accueille "J" tel qu’il est de semaine en semaine. 

La relation thérapeutique s’installe aussi sans les mots.

La relation se tisse au gré des séances qui se succèdent. À plusieurs reprises, "J" insiste sur l’importance accrue qu’il accorde à ces temps communs chaque semaine, tout en soulignant qu’il n’en sort pas tout le temps très bien mais qu’il pourrait difficilement s’en passer. 

Les échanges sont essentiellement verbaux pendant les premiers mois. Parfois, j’invite "J" à se centrer sur ces ressentis corporels et émotionnels. Il lui arrive d’exprimer et d’en nommer quelques-uns, mais lui comme moi, nous ne les déplions pas plus que ça, comme un accord implicite de ne pas aller plus loin sur le champ émotionnel, pour l’instant. 

Je perçois déjà sa grande sensibilité et la créativité qu’il a développé dans son métier d’architecte, mais bien au-delà dans son goût pour l’art et la littérature (que je découvrirai plus explicitement dans les premiers écrits qu’il me remettra). Pour autant, cet état d’être révèle un désespoir profond pour lequel "J" est soigné depuis des décennies et qui a provoqué en lui, à plusieurs reprises, l’envie d’en finir. 

À l’aube de chaque séance, je me sens de plus en plus curieux de cette personnalité, de ce parcours de vie d’un homme qui aurait l’âge d’être mon père. Lui parlerait de "transfert-contre transfert", mais en tant que gestaltiste il s’agit à mes yeux de la fameuse "troisième histoire".

L’émergence spontanée de l’écrit

Avec "J", cela a pris une forme originale qui n’appartient qu’à nous. Elle a émergé spontanément, lorsque je lui ai proposé d’écrire sur le thème de l’"identité", son identité. 

Pourquoi ce thème ? Très sincèrement, encore aujourd’hui je n’en sais rien, j’ai accueilli ce qui était là et l’ai exprimé à "J". Il a accepté ma proposition, et depuis l’écrit s’est installé dans et en dehors de nos séances. 

Cela fait donc six mois que "J" arrive à chaque séance avec un écrit (souvent de plusieurs pages) sur ce qu’il a traversé, sur sa vie et ses différentes phases et dimensions. 

Quelquefois, j’ai pris la liberté de lui écrire également, essentiellement sur ce que je vivais dans la relation thérapeutique, et en lien avec certains concepts de la gestalt-thérapie sur laquelle "J" continue à me questionner régulièrement. J’évoque aussi avec lui comment résonnent ses écrits dans la conduite du travail thérapeutique.

Une nouvelle forme de dialogue

"J" me dit régulièrement qu’il va faire un pause d’écriture, car revenir sur son passé ne lui fait pas souvent du bien, mais en même temps il souligne l’importance que revêtent pour lui ces rendez-vous avec lui-même par l’écrit entre nos séances.

Il n’y a ni programme, ni objectif ou finalité annoncés, simplement un processus ouvert spontanément et qui continue au gré des envies.

L’écrit a donné une forme nouvelle à nos séances mais aussi à notre entre-séances. La dynamique relationnelle patient - thérapeute s’en trouve nourrie. Il n’y a ni programme, ni objectif ou finalité annoncés, simplement un processus ouvert spontanément et qui continue au gré des envies de "J". De mon côté, j’ai la sensation que ce passage par l’écrit stimule la créativité et contribue à la construction d’une autre intimité dans l’espace thérapeutique.

Pourquoi l’écriture a-t-elle pris cette place dans notre travail thérapeutique ? Comment ce médiateur d’expression est un puissant support de partage et d’exploration ? Quels pourraient être les risques et limites de la démarche ? Que faire de ce matériau vivant et riche produit essentiellement par "J", et faut-il même en faire quelque chose ?

Par le "pas de côté" que constitue cet article, exercice d'écriture clinique, je ressentais l’envie de prendre le temps de répondre à ces questions, en tant que thérapeute. Bien entendu, "J" a été le premier à prendre connaissance de cet écrit et a pu exprimer son point de vue. Son retour a été très intéressant, et il a notamment regretté que je n’ai pas plus insisté sur les effets positifs de l’expérience, quoique encore fragiles, en particulier sur son humeur et ses angoisses.

Un accélérateur de compréhension mutuelle et personnelle

"J" évoque souvent son narcissisme, en premier lieu dans l’interrogation dont il me fait part par rapport à cette proposition de travail d’écriture : "Ne serait-ce pas uniquement pour me nourrir narcissiquement que je me plie à cet exercice d’écriture sur "moi" ?".

Je me suis posé la même question quant à ma proposition de démarche auprès de "J". Est-ce pour me nourrir et me stimuler, moi en tant que praticien, ou est-ce au service du travail de "J" ou… les deux ? Je ne me sens pas pouvoir y répondre seul. Cependant, je ressens régulièrement être au bon endroit dans ma posture de thérapeute lorsqu’on travaille en lien avec ses écrits.

À la relecture des textes de "J", je prends conscience de leur densité, des thèmes et souvenirs évoqués dont je fais l’hypothèse qu’il ne les aurait pas relatés de la même façon oralement. En prenant conscience de cela, mais aussi sur certains textes ou lors de nos séances de sa capacité à nommer les moments positifs et les réussites de sa vie, j’ai demandé à "J", lors de l’une de nos dernières séances, s’il pouvait reconnaître la part réussie et heureuse de sa vie et s’il pouvait s’accueillir tel qu’il est. Il m’a répondu très spontanément : "oui" à la première question et “c’est beaucoup plus difficile” pour la deuxième.

Le premier thème que je lui ai spontanément proposé pour lancer ces écrits entre nous, "l’identité", parle sous sa forme la plus profonde du "qui suis-je ?" comme si nous répétions à l’envie lui à lui-même, moi à lui, "dis-moi qui tu es ?", et qu’à force de répondre à cette même question sous des formes/fonds différents, "J" se rouvrait à cette question fondamentale de l’existence en y rajoutant "ici et maintenant et dans un futur proche"… Cette expérience commune par l’écrit m’apparaît alors comme un accélérateur dans le travail d’exploration que mène "J" dans cette thérapie avec moi.

Une co-errance créative

Cette acceptation, sans être explicite, est là et libère de l’énergie dans la relation.

J’ai la sensation que ce processus nous permet de lâcher nos peurs en simultané, en acceptant de ne pas savoir où ce chemin nous mène… Car si j’accepte qu’il n’y a pas de programme, il y a alors une place pour "co-errer", il y a un nouvel espace plus grand, plus respirant, qui se crée et qui détend. Je me rends compte que cette acceptation, sans être explicite, est là et libère de l’énergie dans la relation.

"J", le patient, et moi, le thérapeute, nous lâchons alors une forme de contrôle, de retenue, et laissons place à un ajustement créateur plus libre, choisi, mis en conscience ensemble et non subi. Un espace co-créé s’est donc ouvert, une danse qui commence à deux et peut s’étendre bien au-delà, comme une respiration nouvelle.

Si vous l'acceptez, ce site utilisera des cookies pour améliorer votre expérience de navigation.